De la terrasse de l’auberge, plus haut, un homme avait suivi la scène et semblait très intéressé par la rencontre. Lorsqu’il constata que les deux silhouettes montaient vers lui, il actionna son fauteuil roulant, rentra à l’intérieur et se cala entre deux poutres, un endroit où, espérait-il, on ne le remarquerait pas.
En pénétrant dans la salle aux rideaux et nappes à carreaux rouges, où des cloches d’alpage trônaient sur les rebords de fenêtres, Karim n’eut la confirmation qu’il s’agissait d’un café que par deux détails, le percolateur derrière un comptoir en zinc et le flipper près des toilettes.
Chris commanda deux chocolats et ils collèrent leurs paumes gelées aux bols de grès avant de boire.
— Pourquoi veux-tu te supprimer ?
— Parce que je ne suis bon à rien. Je ne fais que des conneries.
— Quel âge as-tu ?
— Seize ans.
— Alors nous dirons que tu as accumulé les conneries jusqu’à seize ans. Après, tu…
— Tu parles ! Quand tu es en fer, tu restes en fer. En bois, tu restes en bois. Quand tu es de la merde, comme moi, tu restes de la merde.
— Faux. On change. J’en suis la preuve.
— Toi ? T’as toujours été comme ça !
— Ah oui, j’ai toujours été comme ça, le genre saint-bernard, qui pense aux autres avant de penser à lui ? Figure-toi que, lorsque j’avais ton âge, je m’en foutais des autres, je leur marchais dessus, je ne songeais qu’à ma gueule.
— Tu dis ça pour me…
— Je dis ça parce que c’est la vérité. On n’est pas mauvais à jamais, Karim, si on en prend conscience, on s’améliore. On est libres, Karim, libres !
— Libre, moi ? Dès que j’aurai l’âge d’être en prison, ils vont m’y foutre. Et ils auront raison. Je veux en finir avant.
— Tu ne crois pas à la rédemption ?
— De quoi tu parles ?
À deux mètres d’eux, ne perdant pas un mot, Axel avait de plus en plus de mal à respirer. Il s’enfonça davantage dans son recoin pour écouter sans être vu.
— Renverse le destin, Karim. Un voleur peut devenir honnête, un assassin comprendre qu’il a mal agi et ne plus recommencer. Karim, quoique tu aies débuté avec le vandalisme, les pillages, les casses et le trafic d’héroïne, tu n’es pas à l’abri de bien te comporter. La preuve, c’est que tu te dégoûtes. Un vrai mauvais estime qu’il est bon. De même les cons ignorent qu’ils sont cons. Toi, excuse-moi, tu as déjà accédé à la catégorie supérieure. J’ai confiance en toi, Karim. Autant que je le pourrai, tu en as ma parole, je t’aiderai.
Ils se turent. Karim se réchauffait avec le chocolat, mais aussi avec les propos de Chris.
Pour ne pas céder à la sentimentalité, demeurer fort selon ses critères –, il rua encore dans les brancards :
— Qui es-tu ? Pourquoi tu t’occupes de moi ? Tu n’es pas mon frère !
— Pas directement.
— Ça veut dire quoi ?
— Que je peux me sentir ton frère même si je ne suis pas de ton sang.
— Bouffon ! On n’est frères que par le sang, le reste, c’est du flanc.
— Ah oui ? Parce que tu n’as pas vu des frères se battre ou se détester dans ton quartier ? Et toi, dans ta famille, tes frères, ils ont fait quoi pour toi ?
— Ils sont trop petits, je suis l’aîné.
— Et tu te supprimes. Bravo, le grand frère idéal !
— Oh, ça va… ça ne regarde que moi, ce que je fais.
— Non justement. Connais-tu l’histoire des deux frères, Caïn et Abel ?
— Tu parles, c’est dans le Coran !
— Dans la Bible aussi. Fils d’Adam et Ève, ces deux garçons vivent sans accroc jusqu’à cette fameuse querelle des offrandes. L’un, Abel, tend à Dieu les produits de son activité d’éleveur, sans doute un bœuf et un mouton, tandis que Caïn propose ses fruits et légumes de cultivateur. Or Dieu, sans raison logique, reçoit le don d’Abel, refuse celui de Caïn. Tu sais que la vie est ainsi, injuste, imprévisible, inégale. Il faut l’accepter. Or Caïn, très orgueilleux, ne l’accepte pas, il se fout en pétard, il se révolte. Dieu l’engueule en lui conseillant de se calmer. Pas moyen ! Sur un coup de colère, Caïn tue son frère Abel dont il est devenu jaloux. Sur les lieux du crime, mais trop tard, Dieu lui demande pourquoi. Caïn ricane en répondant : « Suis-je le gardien de mon frère ? » Eh bien oui, il l’était, mais il ne l’avait pas compris, il n’avait pas réfléchi à la grande famille humaine. Tout homme est responsable de tout homme, de son frère et des autres. Tuer, c’est l’oublier. Être violent, c’est l’oublier. Moi je ne veux plus l’oublier : je suis ton gardien, Karim, je ne te laisserai pas tomber. Et toi, tu es le gardien de tes petits frères : non seulement tu ne peux pas les abandonner, mais tu dois les aider.
— OK… Qu’est-ce qui se passe après ?
— Dieu envoie Caïn dans une contrée où il travaillera, rongé par le remords, et fera des enfants ; l’humanité jusqu’à Noé est censée descendre de lui. Comme quoi la violence n’empêche pas de progresser. Comme quoi surtout, il n’y pas d’existence sans violence, il faut juste la brider.
— Quand je disais « Qu’est-ce qui se passe après ? », je parlais de moi, pas de Caïn !
— Tu rentres avec moi, tu me fais confiance, tu te fais confiance. Peut-être deviendras-tu celui que tu es, le vrai Karim, pas celui qu’ont fabriqué les voyous qui règnent dans ta cité.
— Tu crois en Dieu, toi ?
— Non. Mais j’aime les histoires qui me rendent moins seul et moins bête.
— Moi, je crois en Dieu ! dit Karim, fier d’exprimer sa conviction, sa supériorité.
À son attitude, Chris comprit qu’il avait gagné : le gamin ne retournerait pas se jeter sous un train.
Peu après, ils quittèrent la pièce et l’un près de l’autre, leurs épaules se touchant parfois, empruntèrent le sentier qui montait à la villa Socrate.
Axel se pencha pour les suivre jusqu’à ce qu’ils se noient dans le lointain. « Déçu », cet unique mot flottait dans son esprit, « déçu », oui, « profondément déçu », car il n’avait pas imaginé retrouver Chris dans ces dispositions.
Lui aussi se sentait changé.
Où était la jubilation qu’il s’était attendu à éprouver ? Pourquoi la proximité de la vengeance ne l’envoûtait-elle plus ? Pourquoi la joie noire de porter bientôt ses coups ne le soulevait-elle pas ? Allons, il allait se ressaisir…
*
Alors que la piscine aux amples baies vitrées avait été conçue pour offrir l’illusion de se baigner au milieu de la nature alpine, entre les prairies qui dévalent des sommets et le lac déployé au sol, sous le regard paisible des montagnes aux calots enneigés, elle donnait ce jour-là l’impression d’être isolée du monde, tant la vapeur s’était plaquée au verre, gouttes chaudes attirées par le froid, occultant toute vue sur la vallée.
Quelques nageurs arpentaient le grand bassin, enchaînant les mouvements avec souplesse, indifférents les uns aux autres. Un vieillard aux formes d’insecte, abdomen gonflé sur des jambes rachitiques, debout à côte du plongeoir, exécutait des cercles lents avec ses bras.
Monté sur une chaise haute qui lui permettait de surveiller l’ensemble du lieu, un maître-nageur glabre aux cuisses épaisses et molles somnolait, son sifflet entre les lèvres, tel un bébé démesuré tétant son biberon.
Axel, amené par un employé qui avait poussé son fauteuil jusqu’au petit bassin, emmitouflé dans un peignoir, observait celui qui l’obsédait.
Chris, dans l’eau, s’occupait d’une octogénaire rhumatisante. Dans ses bras, en douceur, il utilisait la légèreté que procure l’immersion pour lui permettre de réaliser des mouvements qu’elle n’aurait pas assurés sur la terre ferme, la fortifier, lui débloquer les articulations, lui étirer les muscles et les tendons. Cette discipline s’appelait la « kinésithérapie aquatique », une méthode récente dont Chris, s’il n’en était pas l’inventeur, s’avérait être l’un des rares praticiens.
Axel avait enregistré ce détail à l’hôtel, lorsqu’il avait requis un infirmier pour ses soins quotidiens. Dans la liste proposée par le directeur, il avait remarqué le nom de Chris sous la rubrique « Nouveau : le massage aquatique ! ».
— Oui, lui avait confirmé l’hôtelier, c’est un gars qui bosse en tant qu’éducateur à la villa Socrate, vous savez, le centre pour adolescents à problèmes. Comme s’il y avait des adolescents sans problèmes, enfin passons ! Chris, je ne peux que vous le recommander. Tout le monde en est satisfait. Je vous prends un rendez-vous ?
— Au nom de l’hôtel, s’il vous plaît, pas en mon nom.
Axel voulait profiter de cette rencontre. S’il trompetait son patronyme, il serait vite identifié ; en revanche, si Chris ne le reconnaissait pas tout de suite, la surprise promettait d’être savoureuse.
Axel l’étudiait, profitant de la concentration extrême de Chris pour le voir sans être vu. Quelle bienveillance ! Quelle gentillesse envers ce dinosaure aux chairs froissées… Une inconnue en plus… Si la patiente était sa propre mère, saurait-il se montrer plus tendre, plus prévenant ? Impossible. Penché sur le visage usé, manipulant cette carcasse tel un danseur amoureux, il fixait sa partenaire dans les yeux, lui redonnait la grâce du mouvement. Quel physique aussi… À quarante ans, hâlé, des plis purs comme des coupures à l’angle des paupières, Chris gardait la crinière rousse de sa jeunesse et n’accusait pas une once de graisse, le muscle net, saillant, le ventre tenu, les épaules larges sur une taille étroite, le torse doté d’une pilosité rare, précise, tel un maquillage qui ombrait le bas du ventre puis soulignait les pectoraux. Axel le contemplait avec autant de fascination que d’agacement car il ne pouvait s’empêcher de se comparer à lui. Ce qu’il lui enviait surtout, c’était ses jambes fuselées sous un cul rebondi ; ça, Axel n’y prétendait plus depuis son accident puisque ses cuisses et ses fesses, privées de fonction par la paralysie, avaient fondu, atrophiées.
— La faute à qui ? murmura-t-il avec rage, en malaxant de sa main droite ses pattes raides comme des barres de fer.
La splendeur athlétique de Chris renforça sa détermination : pas de pitié.
Alors que, replié sur lui, il rabâchait sa vengeance, Chris le surprit en lui effleurant le bras.
— C’est à vous, monsieur.
Axel releva le crâne, inquiet. Et si Chris le reconnaissait à l’instant ?
— Je suis Chris et je vais vous masser pendant une heure, c’est bien cela ?
Axel acquiesça.
— Comment vous appelez-vous, monsieur ?
Axel prononça le premier prénom qui lui traversa l’esprit :
— Alban.
Il se mordit les lèvres. Quelle idiotie ! Il avait dit « Alban » en proie à un souvenir commun, puisqu’il avait joué devant Chris le concerto À la mémoire d’un ange d’Alban Berg ! Avec cette gaffe, « Alban », si évidente, Chris allait aussitôt l’identifier !
— Alban, je vais vous aider à entrer dans l’eau. Permettez-moi de pousser le fauteuil, puis de vous porter dans les escaliers. D’accord ?
— Euh… d’accord.
Chris ne l’avait pas reconnu. Du coin de l’œil, Axel comprit pourquoi : outre que Chris ne s’attendait pas à le voir, il affichait un comportement ultra-professionnel ; soucieux de ne jamais paraître choqué ou dégoûté par une infirmité sous peine d’humilier le patient, il focalisait son attention sur des détails techniques, enlever le peignoir, retirer les supports pédestres en acier, saisir ses hanches par le bon côté.
Rassuré, Axel décida de se détendre et s’abandonna aux bras de Chris.
Une fois dans l’eau, il lui demanda s’il y avait des contre-indications, des gestes à éviter. Axel secoua négativement la tête. Chris lui ordonna alors de fermer les paupières et entreprit la thérapie, expliquant d’une voix calme chaque mouvement.
Ce chuchotis à l’oreille acheva de troubler Axel. D’ordinaire, quand deux êtres murmurent, les yeux clos, et que deux corps presque nus se touchent c’est dans la relation amoureuse. Or il se trouvait dans les bras de son pire ennemi, de l’homme qui autrefois, par son insouciante arrogance, avait failli le tuer. Absurde… trop absurde…
Pourtant ce trouble n’avait rien de douloureux. Au contraire. Aidé par Chris, allégé de son poids, Axel avait l’impression d’être aussi délesté de son infirmité. Il flottait, tournait, virait. Cette séance imprévue, bénéfique, le renvoyait à des sensations d’enfance, les premiers bains avec son père dans une piscine de Sydney, son corps gracile contre celui, immense, imposant de l’adulte, leurs expéditions dans le bleu du Pacifique à Whitehaven Beach, lui accroché à cet homme qui enchaînait les brasses, petit garçon ému à ce contact.
Comme c’était étrange d’éprouver cette confiance, chair contre chair, avec son assassin… Et si sa revanche se réduisait à ceci, se faire manipuler chaque jour jusqu’au dernier par Chris devenu son esclave… Au moins serait-ce un supplice – pour le vengeur comme sa victime – qui sortirait de l’ordinaire.
— Alban, comment vous sentez-vous ?
Axel ouvrit les yeux. Chris, qui berçait son patient entre ses bras, se tenait à vingt centimètres de son visage.
— Bien, très bien.
Chacun rencontra le regard de l’autre puis Chris indiqua les jambes d’Axel.
— Que vous est-il arrivé ?
— Un accident, il y a vingt ans.
Chris frémit. Non parce qu’il avait deviné l’identité d’Axel mais parce que cette durée, vingt ans, le renvoyait a certains souvenirs. Axel se hâta de distraire son attention :
— Comment avez-vous eu l’idée d’étudier cette pratique, la kinésithérapie aquatique ?
— Oh, je ne sais pas… Je voulais dégotter quelque chose de bien à faire dans l’eau.
— Pourquoi ? On peut faire des choses mauvaises dans l’eau ?
Chris, s’écartant pour répondre au sourire d’une nageuse qui rejoignait les douches, ne répliqua pas. Axel continua :
— Moi, c’est dans l’eau que j’ai eu mon accident.
Chris se retourna et, engourdi, le considéra, d’abord perplexe, puis soupçonneux, puis inquiet, puis horrifié. Axel soutint son regard. Il voyait que Chris réalisait ce qui se produisait ; c’était comme un rideau qui se levait sur sa mémoire, laissant la lumière entrer progressivement en lui. Il déglutit puis articula d’une voix sans timbre :
— C’est toi, Axel ?
— Oui.
Des larmes jaillirent dans ses yeux. Il lutta contre le sourire.
— Mais alors… tu es vivant ?
— Tu croyais quoi ? s’exclama Axel.
En vingt ans, l’Australien n’avait jamais évoqué cette hypothèse, pensant que Chris avait su ce qui s’était passé après la noyade.
Chris baissa la tête, comme si on venait de lui frapper l’occiput.
— Je croyais que…
— Ai-je l’air d’un mort ? J’ai plutôt l’air d’un infirme, non ? On m’a réanimé en me sortant de l’eau, j’ai traîné cinq mois dans le coma et à mon réveil je n’étais plus qu’un légume. J’ai dû tout apprendre – non, réapprendre –, à parler, écrire, compter, me déplacer. Côté esprit, je n’ai rien perdu. Par contre…
Il montra sa main droite racornie.
— Plus de violon.
Il désigna ses pieds.
— Plus de sport.
Il indiqua son caleçon de bain d’où pendaient des jambes de têtard.
— Plus de sexe. Mais ça, n’est-ce pas, j’avais à peine eu le temps d’y goûter.
Accablé par ces aveux, Chris éprouva soudain de la gêne à toucher Axel. Il le posa avec minutie et respect sur les marches du bassin.
— Oh, je suis si content que tu sois vivant, si content !
Il examina ce corps humilié, ces cheveux anémiés et frissonna : pauvre Axel, sa figure ordonnée et irréprochable d’autrefois avait disparu, laissant place à un masque dur où les traits, déviés vers la gauche, n’exprimaient plus de sentiments mais seulement, meurtris, aplatis, violentés, les conséquences d’un accident.
— Crois-tu qu’un jour tu arriveras à me pardonner ?
— Qu’est-ce que ça changerait ?
Axel avait rétorqué d’une voix hostile.
Chris réfléchit, déconcerté.
Buté, sentant la fureur bouillonner en lui, Axel insista :
— Qu’est-ce que ça changerait ? Ça me rendrait mon corps, la musique, mes années perdues, si je te pardonnais ?
— Non…
— Ah, ça changerait peut-être ton lot à toi. Oui, pour toi, sans doute, la vie serait plus légère.
— Non, moi, je suis à jamais écrasé par le poids de ma faute.
— Alors qu’est-ce que ça changerait ? Dis-moi ! Mais dis-le-moi !
Sans pouvoir se contrôler, Axel s’était mis à crier, de sa voix métallique qui se répercuta entre les voûtes humides de la piscine. Le vieillard suspendit ses moulinets et le maître-nageur poupin se pencha, prêt à quitter sa chaise pour intervenir.
Axel et Chris s’observèrent un temps. Le dernier finit par admettre :
— Tu as raison. Ça ne changerait rien.
— Ah… Donc je ne te pardonne pas. Je ne suis pas venu pour ça.
Chris le dévisagea de nouveau. Il se rendait compte que si Axel avait effectué un tel voyage c’était mû par un projet.
— Que veux-tu ?
— Rendez-vous à dix-neuf heures trente, au restaurant Le Grizzli, à côté de mon hôtel.
Rentré à la villa Socrate, Chris alla passer un moment avec Karim dans l’atelier de menuiserie, bavarda chaleureusement avec l’adolescent, puis remonta s’habiller pour le soir.
Il ne savait quoi attendre du rendez-vous. Il ignorait aussi ce qu’il pensait après la révélation de l’après-midi. Qu’Axel respire était une excellente nouvelle, mais elle ne le disculpait pas, loin de là ; en face de cet infirme excédé, à la voix rude, dont la destinée avait été brisée, il avait l’impression qu’un permanent supplice avait remplacé la mort. N’aurait-il pas mieux valu que…
Monstrueux ! Ce qu’il fantasmait était monstrueux. Il fuyait une nouvelle fois sa responsabilité. Quel lâche…
Il lui était pénible qu’Axel, trahi, ne soit pas parti aussitôt dans l’au-delà. L’unique personne qui connaissait la laideur de son crime avait survécu ; elle portait ce savoir en elle depuis vingt ans. Voilà ce qui l’accablait… Chris se méprisa.
Au restaurant, Axel patientait, le fauteuil déjà calé derrière la table.
Ils commandèrent à dîner puis se parlèrent.
Si Chris narra brièvement son retour, sa brusque lucidité, sa décision d’interrompre le cours de sa vie et de prendre une voie différente, dirigée vers les autres, Axel, lui, se raconta copieusement, avec force détails, d’abord parce qu’il ne l’avait jamais entrepris en face de quiconque, ensuite parce qu’il avait envie de s’aimer ce soir-là, et peut-être aussi envie qu’on l’aime.
À mesure que se succédaient les récits, Chris découvrait celui qu’Axel était devenu. Cela l’horrifiait… Où était l’ange qu’il avait connu, le garçon qui ne rêvait que d’art, de musique, familier du sublime ? Derrière son assiette, il n’y avait plus qu’un homme d’affaires cruel, dépourvu de scrupules, ne craignant pas l’illicite, sautant d’un commerce clandestin à un commerce immoral du moment que ça lui remplissait les poches, vendant des jouets aux peintures toxiques en ricanant lorsqu’on l’avisait de la mort d’enfants, escroquant l’État, exploitant la misère humaine, un magnat à l’existence vide, sans amour, sans amis, sans idéal. En verve, Axel ne se rendait pas compte de l’effet qu’il produisait ; au contraire, ravi de lui-même, il croyait séduire Chris. Vingt ans plus tôt, Chris aurait admiré cette ascension, l’argent, le pouvoir, mais le nouveau Chris, éducateur spécialisé pour adolescents délinquants, n’appréciait plus ce discours.
Entre ces quadragénaires attablés, un quiproquo naissait. Chacun avait fait vivre l’autre dans son imagination en lui sculptant une personnalité forte aux traits nets, définitifs. Axel était devenu un canon de perfection pour Chris, Chris un prototype de réussite pour Axel. Ils avaient bâti leur vie en prenant leur camarade pour modèle, avec l’intention plus ou moins confuse de le remplacer, de le dépasser. Or leurs constructions chimériques menaçaient de s’effondrer.
Au dessert, Axel perçut que ses vantardises alimentaient un silence hostile chez son interlocuteur. À son tour, il comprit la situation : chacun avait changé et détestait désormais ce que l’autre était devenu. Cette exécration s’avérait d’autant plus violente que Chris rappelait à Axel l’individu généreux qu’il avait été et ne serait jamais plus, tandis qu’Axel présentait à Chris le profiteur qu’il avait éradiqué en lui.
Ils se turent, longuement, puis, en soupirant, Chris s’estima obligé de demander :
— Axel, pourquoi es-tu venu ?
— Pour te proposer un marché.
— Soit.
— À partir d’aujourd’hui, tu m’obéis.
— Je…
— C’est la réparation que je revendique. À partir d’aujourd’hui, tu réalises tout ce que j’exigerais.
— Mais…
— Je ne t’y contrains pas. Tu peux refuser. Dans ce cas, j’appelle un de mes avocats, on rouvre l’enquête, j’annonce que j’ai remis la main sur toi et le procès s’engage. Tu sais comme moi qu’il n’y a pas prescription.
— Vas-y. Dénonce-moi. Je ne nierai pas. Je suis prêt à payer mes fautes, je m’y attends depuis toujours.
— Pas si vite ! Si tu paies ta dette en prison, tu la paies à la société, pas à moi. Que tu croupisses derrière les barreaux, à moi ça ne me sert à rien. Justice est faite, certes, mais je n’en profite pas. Tu ne veux pas me rendre service ?
— Si, Axel, je veux te rendre service. Je tiens absolument à te rendre service.
— Alors à partir d’aujourd’hui, tu m’obéis.
— D’accord.
— Jure-le.
— Je te le jure.
Axel commanda une nouvelle bouteille de champagne et remplit leurs coupes.
— À nous !
— À nous…, répliqua Chris, masquant sa stupeur.
Axel descendit le verre d’une traite et se resservit aussitôt.
— Dès demain, tu donnes ta démission. Adieu la villa Socrate. À minuit, nous nous envolons pour Shanghai. Tiens, voici l’adresse que tu peux laisser aux gens qui voudraient rester en rapport avec toi.
Il lui glissa de force une carte entre les doigts, en anglais au recto, en chinois au verso.
Cette nuit-là, Chris, en revenant dans sa chambre, avait par réflexe allumé son appareil à musique, lequel avait joué le concerto À la mémoire d’un ange. Après quelques notes, Chris s’effondra sur le lit, désireux de pleurer, incapable cependant. Il avait défiguré un artiste prometteur en tyran paranoïaque, colérique, cruel, sans scrupules. À son insu, il avait fait pire que tuer un innocent, il avait tué l’innocence. Sa victime s’était transformée en bourreau. Sous les harmonies d’Alban Berg, Chris entendait sa propre histoire : non seulement l’enfant était mort, mais l’ange aussi. Il ne restait plus une parcelle de l’Axel d’autrefois, le mal l’emportait. Et la désolation.
Quand devenons-nous celui que nous devons être ? Dans notre jeunesse ou plus tard ? Adolescents, malgré les données d’intelligence et de tempérament, nous sommes en grande partie fabriqués par notre éducation, notre milieu, nos parents ; adultes, nous nous fabriquons par nos choix. Lui, Chris, s’il avait été ambitieux, opportuniste, combatif, ç’avait été sous la pression de sa mère, une célibataire souhaitant que son fils unique réussisse à sa place. Pour ne pas décevoir son affection, il devait briller, guerroyer, triompher. Si sa mère avait été rejetée par le père de Chris, c’était, pensait-elle, parce qu’il ne l’avait pas jugée assez chic pour lui ! Avec le recul, Chris jugeait que son géniteur s’était simplement révélé égoïste, inconséquent, un salaud ordinaire. Lui, à vingt ans, au retour de Thaïlande, il avait eu la chance de pouvoir endiguer la pression maternelle ; sa désinvolture criminelle envers Axel lui avait démontré qu’il se trompait de route ; il avait donc tout recommencé, selon de nouvelles valeurs. Or ce que Chris n’avait pas prévu, c’est que l’inverse arrive également : qu’un homme bien devienne une ordure. S’il y a des rédemptions, il y a aussi des damnations. Et elles sont toujours volontaires. Quand un accident introduit une cassure dans leur existence, les hommes réagissent diversement, Axel s’était enfermé dans le dégoût cynique de l’humanité, Chris ouvert à l’amour des autres.
Si Chris avait l’impression d’être lui-même aujourd’hui, Axel éprouvait-il un sentiment identique ? Quelle était la part de liberté ? Celle du destin ? Ces vertiges l’empêchèrent de trouver le sommeil.
De son côté, Axel ne dormait pas davantage. Sur son ordinateur, par Internet, il vérifiait le fonctionnement de ses entreprises. Lisant au hasard de ses recherches qu’on vendait des millions d’antidépresseurs dans le monde, il lui vint une idée : créer l’élixir de sainte Rita, censé combattre la déprime. Il l’appellerait « l’eau miraculeuse de Rita ». Entre ses diverses activités – jouets, vêtements, gadgets, pornographie –, il s’amusait beaucoup de son commerce religieux. « Depuis que les gens ne croient plus en Dieu, ils sont disposés à croire n’importe quoi ! Astrologie, numérologie, pratiques New Age, renaissance des saints. Profitons-en. » La déchristianisation de l’Europe n’avait pas favorisé le rationalisme mais augmenté et diversifié la superstition ; autrefois, le christianisme offrait des cadres à la croyance, maintenant qu’il n’y en avait plus, Axel pouvait exploiter de juteux créneaux de crédulité. Pourquoi sainte Rita plutôt qu’une autre ? À cause d’une gravure épinglée au mur de sa chambre à Sydney pendant sa convalescence, tandis qu’il rapprenait à parler et à écrire ; cette image de bonté, au lieu de l’apprécier, il s’était mis à la détester, comme il exécrait toutes les formes rituelles que prenait le bien, comme il haïssait la gentillesse. Un jour, en crachant sur la sainte, il avait décidé de se mettre du côté des vainqueurs et d’y rester.
Le lendemain, Chris apporta sa démission à Montignault, lequel, la surprise passée, sincère, lui annonça qu’il le regretterait beaucoup. Il s’occupa de Karim, lui confia son adresse chinoise puis participa à une fête improvisée par ses collègues pour ses adieux.
— Quand t’en vas-tu ?
— Cette nuit. Pour Shanghai.
Parce qu’ils voulaient en savoir plus, il avoua qu’il allait veiller sur son ami d’enfance, installé là-bas, lequel, en proie à de graves problèmes de santé, désirait son assistance. À ce récit, ses proches reconnurent Chris, leur Chris, champion de l’altruisme, et l’embrassèrent.
À dix-neuf heures, avec ses valises, il rejoignit Axel qui régla son séjour puis le fit monter dans une voiture.
La limousine contourna le lac et s’arrêta dans un hôtel somptueux.
— Nous ne partons pas pour Shanghai depuis Genève ? s’étonna Chris.
— Après-demain.
Ils séjournèrent deux nuits dans ce palace, Chris ne sut jamais pourquoi. Pendant cette escale, Axel lui ordonna d’accomplir des tâches insignifiantes, l’aider à se lever, à se laver, à ranger ses affaires. Chris obéit ainsi qu’il l’avait promis. Aucun acte ne lui coûtait, surtout pas d’emmener toutes les trois heures Axel dans la piscine intérieure pour lui prodiguer des soins, quoiqu’il s’effrayât toujours de la consistance de ce corps, son osseuse légèreté, sa mécanique disloquée. Il se demanda si les années à venir allaient ressembler à ça…
De temps en temps, il surprenait des conversations téléphoniques et constatait qu’Axel se comportait perpétuellement en bandit, cassant, tyrannique, insultant, méprisant, injuste.
— Axel, qu’as-tu fait de bon – je veux dire de gentil – depuis quelques années ?
— Rien. Le diable m’en garde, ricana Axel.
— Je t’y forcerai.
À ses heures perdues, Chris contemplait le paysage alpin qu’il allait quitter. C’était indéfinissable, un lac de montagne… Soit on avait l’impression que l’eau comblait un trou démesuré, tel un couvercle sur l’abîme, soit on voyait les reliefs comme des berges harmonieuses, qui constituaient un berceau autour des flots. Bref, le lieu où il avait vécu ces dix ans lui semblait, d’une seconde à l’autre, terrifiant ou délicieux.
Au crépuscule de leur ultime nuit en France, un taxi vint enlever leurs bagages pour les livrer à l’aéroport le lendemain. Puis un Chinois de Genève déboula au volant d’une voiture noire. Chris ne comprit pas un mot de ses échanges avec Axel, car ils parlaient en mandarin ; il remarqua juste que l’Asiatique, terrorisé, grattait sur une feuille ce que lui exposait Axel.
Ils n’attendirent pas l’aube.
À cinq heures, Axel somma Chris de le doucher, de l’habiller, de le mettre sur sa chaise et de conduire la voiture.
Dans la grisaille d’un jour qui ne se décidait pas à se lever, ils quittèrent l’hôtel, descendirent vers le lac et prirent la route qui le longeait, avec prudence tant le brouillard collait aux berges.
— Stop, on se gare ici, ordonna Axel.
Raide, planté au bord de la voie, le Chinois de la veille leur adressait des signes.
Ils abandonnèrent le véhicule. Flottait dans l’air stagnant une odeur de moisi et de branches mortes.
Le Chinois s’inclina et indiqua, au bout d’un ponton de planches cendrées, une barque basse en bois.
Au commandement d’Axel, Chris l’aida, avec la plus grande délicatesse, à glisser de son fauteuil dans le canot ; sitôt assis sur le banc arrière, l’infirme le repoussa, exaspéré.
Puis ils avancèrent, le moteur allumé à petite vitesse pour demeurer silencieux. La silhouette du Chinois au bord de l’eau devint mince, filandreuse, et s’estompa dans les vapeurs de l’aube.
— Où allons-nous ?
— Tu verras.
Chris s’interrogeait : que contenaient les sacs posés entre eux au fond du bateau ?
Plus l’esquif progressait, plus il s’enfonçait dans la purée de pois. Au milieu du lac, là où la brume avait effacé rives et montagnes, dans un univers glacial, Axel stoppa le moteur.
— Le voyage s’arrête ici.
— Ici ?
— Ici, au milieu du lagon.
À ce mot, Chris saisit aussitôt ce que son compagnon avait en tête : le lac opaque des Alpes succédait à la crique bleue sous le soleil de Thaïlande, Axel voulait que Chris connaisse à son tour la noyade. Par réflexe, il se leva, prêt à plonger pour s’échapper.
— Ne bouge pas !
Un revolver était pointé sur lui. Axel l’avait extrait de sa poche.
— Je ne plaisante pas, insista-t-il. Reprends ta place. Si tu ne fais pas ce que je veux, je tire.
Chris se rassit. Il voulut parlementer, ouvrit la bouche…
— Tais-toi ! C’est moi qu’on écoute aujourd’hui.
Quoique péremptoire, Axel tremblait. Était-ce de froid, d’émotion, de peur, de colère ? Sur son visage sans muscles, rendu inexpressif par les séquelles du coma, on ne percevait aucune nuance. Seule sa bouche crispée révélait une tension.
— Un jour, tu m’as préféré une médaille portant le numéro un. Certes, tu ne savais peut-être pas que j’allais en mourir mais entre gagner et me secourir, tu n’as pas hésité. Cette fois-ci, tu ne gagneras pas. Ouvre les sacs.
L’acier de l’arme luisait, lançait des reflets pareils à des éclairs.
Lentement, Chris se pencha vers les besaces, très lourdes, et les ramena vers lui en les traînant sur le plancher. Quand il les ouvrit, il découvrit des briques de plomb liées entre elles, terminées par des sangles.
— Accroche les sangles sur toi.
Chris voulut protester. Pour toute réponse, Axel approcha le canon du revolver de son front.
Chris commença à s’exécuter de mauvaise grâce.
— Et solidement ! Plus compliqués, les nœuds ! Rien que tu puisses défaire.
Axel serra son doigt sur la gâchette.
Au-dessus d’eux, un corbeau jeta son cri aigre, désolé.
Soudain, Chris cessa de lambiner et se mit au travail. Il s’appliquait, énergique, résolu. Axel le remarqua, légèrement surpris, mais ne commenta pas.
— Voilà, s’exclama Chris, je suis lesté. Quelle est la suite ?
— Oh, comme tu es pressé…
— Inutile de tarder puisque je connais la fin. Je saute à l’eau ou tu m’abats ici ?
— Du calme. On dirait que ça te plaît.
— Ça me paraît nécessaire.
— Du calme, je te répète. On va à mon rythme. C’est moi qui ai organisé tout ça. Pas toi.
— Si. Moi aussi. Un peu. Je suis responsable de ce que tu es devenu.
— Milliardaire ? demanda Axel en pouffant.
— Non, assassin. Te souviens-tu comment nous avait surnommés Paul Brown, l’Américain qui organisait les stages musicaux ? Les frères ennemis, Caïn et Abel. J’étais le mauvais, Caïn, et toi le bon, Abel. J’étais celui qui devait tuer son frère. Ce que j’ai fait.
Axel le fixa, plein de haine.
— Ah, quand même, tu te sens coupable ?
— Très. À présent, regarde : c’est toi Caïn et moi Abel. Stupide, non ? En vingt ans, nous avons échangé nos rôles. Tu n’es plus qu’une bombe de souffrance, d’exaspération et de haine. De toi qui étais une merveille, j’ai fait un monstre. Comment n’aurais-je pas honte ?
Axel pointa l’arme sur lui, prêt à décharger.
— Tais-toi.
Chris continua avec véhémence :
— Je t’ai gâché, Axel. Non seulement j’ai gâché ta vie, mais je t’ai gâché toi. Tu es devenu l’opposé de ce que tu étais. J’ai connu un ange, j’ai fabriqué un démon.
— Tais-toi. Je suis responsable de ce que je suis devenu.
Je l’ai voulu, « Plus jamais ça », c’est ce que je me suis dit en sortant du coma, « Plus jamais ça, je ne serai plus jamais victime. »
— Étrange. « Plus jamais ça », je me le suis aussi promis en arrivant à Paris : « Plus jamais ça, je ne serai plus jamais un assassin. »
Ils songèrent un instant au sort ironique qui, à partir d’un événement, avait recyclé un salaud en altruiste, un saint en canaille.
Un brouillard mouvant, profond et léger, une poix blanche, s’installait autour d’eux, sans bruit, les ensevelissait sous son épais et sourd manteau.
Axel reprit, pensif :
— Lorsque je t’ai rencontré cette semaine au café, tu évoquais devant un de tes adolescents désespérés la « rédemption ». Je n’avais pas entendu ce mot depuis des années, ni réfléchi à ce qu’il signifiait. Tu vibrais de tant de conviction que, je l’ai deviné, tu parlais de toi. Après m’avoir laissé comme un vieil hameçon au fond de l’eau, tu avais donc engagé ta rédemption. Alors j’ai compris que moi, j’avais accompli le parcours inverse ; je descendais quand tu montais. Quel est le contraire de la rédemption ? La décadence ? La damnation ? Oui, la damnation sans doute… Quand je prononce ce mot, j’ai mal, je me sens victime une deuxième fois.
— C’est faux. Si tu seras toujours victime des autres, tu peux éviter d’être victime de toi-même. C’est en ton pouvoir. Ça ne dépend que de toi.
— Je n’ai plus la force, Chris. Une fois dans le cynisme, tu n’en ressors plus, tu n’as plus d’idéal, tu te fous de tout sauf de la douleur. Or, depuis que je t’ai retrouvé ici, la douleur ne me lâche plus, elle progresse. Parce que la situation a changé… Naguère je te haïssais. Maintenant, je me hais. Je me vois avec tes yeux, je me souviens de ce que j’étais, je compare. Que me reste-t-il, Chris, que me reste-t-il ?
S’il lui avait retiré ses lunettes noires, Chris aurait vu qu’Axel avait les yeux noyés de larmes.
Il se leva.
— Je peux quelque chose pour toi.
— Personne ne peut rien pour moi.
— Si. Moi. Je peux t’aider à redevenir un homme bien.
— Impossible. D’abord je ne veux pas.
— Je t’y forcerai.
Et Chris ramassa les briques de plomb dans ses mains, regarda le brouillard sur sa droite et sauta.
Tout cela fut accompli si vite qu’Axel ne réalisa ce qui se passait qu’à l’impact du corps dans l’eau.
La tête de Chris demeura une seconde, pas davantage, hors des flots, le temps que ses muscles tentent de résister, que ses yeux fixent Axel. Ensuite, les poids l’emportèrent vers le fond.
Il n’y eut pas de bulles. Chris avait dû par réflexe bloquer sa respiration.
Axel observait les ondes concentriques qui s’apaisaient, le lac qui redevenait plat.
Il songea qu’il devait être satisfait. C’était sa volonté qui le lui soufflait car, de lui-même, il n’éprouvait rien.
Soudain, des bulles d’air vinrent éclater à la surface ; surgissant du fond, leur son avait une résonance humaine, tel un bruit de bouche, comme si elles exprimaient leur joie d’avoir rejoint leur élément, d’avoir échappé à l’environnement hostile.
Cette sensation fut insupportable à Axel. Il venait de comprendre que son compagnon agonisait.
— Chris ! hurla-t-il.
Son cri vibrant s’envola dans le silence indifférent où dormaient les montagnes. Il s’éteignit. Rien ne répondit.
Alors Axel, pour sauver Chris, se jeta à l’eau.
*
Pendant des années, le vieux Queraz, pêcheur occasionnel, un Savoyard au visage rissolé par une vie au grand air, raconta aux badauds, aux touristes qui acceptaient de l’écouter, une histoire qui le turlupinait.
Un matin, tandis qu’il taquinait le poisson sur le promontoire près de la route qui descend du chalet Combaz, une avancée rocheuse utile les jours où on ne sort pas le bateau, il avait assisté à une scène abracadabrante. Comme souvent en novembre, un brouillard mouvant exécutait sa danse molle sur le lac, voilant et dévoilant les flots. Un instant, le vieux Queraz aperçut une barque au loin, qui avait coupé son moteur, sur laquelle deux hommes discutaient, paisibles. Puis le brouillard lui avait masqué la scène. Il revit la barque quand un des deux hommes sautait avec des paquets. Un plongeur ? L’autre brailla, assez angoissé, puis glissa à son tour dans le lac. Un nuage cacha de nouveau le spectacle. Deux minutes après, quand la visibilité revint, Queraz entrevit deux têtes à la surface, oui, il lui sembla que le deuxième homme avait repêché le premier, mais qu’ils s’étaient écartés du bateau. Un coup de vent gâcha encore le spectacle. Bouillasse pendant dix minutes au moins. Enfin, quand l’air regagna sa limpidité, il n’y avait plus qu’une barque solitaire au milieu des eaux. Où étaient les hommes ? Au fond ou sur la berge ? Noyés ou sauvés ? Il crut avoir rêvé.
Après une semaine de réflexion et d’hésitation, le vieux Queraz avait bu pour se donner du courage et était allé raconter l’anecdote aux gendarmes.
— Si on signale la disparition de deux personnes, lui avait répondu en rigolant le brigadier, on viendra te demander de raconter ton roman. D’ici-là, va cuver.
À cause de son haleine, les fonctionnaires n’avaient pas écouté l’illettré.
Cela avait tellement vexé le père Queraz que depuis, il s’était mis à fumer des gauloises brunes sans filtre et n’avait cessé de biberonner du génépi, la liqueur des Alpes.
Le cerveau gâté par l’alcool, il allait oublier sa vision quand un événement la lui rappela.
Dix ans plus tard en effet, lorsqu’on entreprit de vider le lac pour l’assainir, on trouva des cadavres. Sur un lit de vase gisaient, tête-bêche, deux corps enlacés : tels des jumeaux lovés dans le ventre de leur mère.
On ne sut jamais qui ils étaient. En revanche, parce que la ressemblance de leurs squelettes avait frappé les ouvriers qui les découvrirent, on appela le promontoire pierreux en face duquel ils étaient venus mourir, celui d’où le père Queraz avait assisté à leur ultime tentative de salut, le rocher de Caïn et Abel.